
J’achève déjà ma carrière après 40 ans de travail social et 50 ans de militantisme. On me demande parfois si les deux sont nécessairement liés.
TS et militantisme ? Pas nécessairement, mais souvent nécessaire
Le travail social n’est pas d’emblée une profession militante. Elle est bien sûr propice à l’exercice du militantisme, par ses valeurs, ses pratiques transformatrices, et ce, autant en milieu institutionnel que communautaire.
Le travail social peut aussi avoir des fonctions de contrôle social. En matière de négligence parentale ou de violence conjugale, c’est le cesser d’agir qui prime dans l’immédiat. Ce qui n’empêche pas d’agir sur les structures, les politiques et la culture qui contribuent à générer ces problèmes.
Et puis, dans ce métier comme dans tout autre, on peut se contenter d’exécuter les ordres sans questionner, ou on peut chercher du sens, dénoncer les injustices et apporter du changement. Quel que soit le milieu. Bien sûr, il y a des milieux plus favorables au changement que d’autres, par exemple les milieux communautaires, s’ils n’ont pas cédé à la bureaucratie. Mais la lutte est importante sur tous les fronts.
La lutte des classes traverse l’ensemble des institutions, des organisations et mouvements sociaux. Certains s’engagent résolument dans cette lutte, par le militantisme notamment, d’autres pas du tout, d’autres encore s’engagent dans la profession, ou croient à tort être au-dessus de tout cela.
On peut aussi choisir de s’engager dans les mouvements sociaux ou politiques à l’extérieur du milieu de travail et faire du travail social son gagne-pain essentiellement. Moi, j’ai toujours milité dans les deux. Les mouvements sociaux et la politique pour transformer la société. Le milieu de travail comme un lieu d’action collective pouvant participer à cette transformation. Je ne dis pas que c’est ce qu’il faut faire. Chaque personne a avantage à suivre sa voie à sa façon et à son rythme.
J’ai beaucoup écrit sur mon militantisme politique[1] ou dans les mouvements sociaux, et peu sur mes actions militantes dans mon milieu de travail comme ts. Au moment où je donne ce qui sera probablement mon dernier cours à l’UQAC sur l’analyse des mouvements sociaux à des futurs ts ou intervenant.es communautaires, j’ai le goût d’aborder le lien entre le militantisme et le travail social au quotidien.
L’inconfort de l’intégrité et les bienfaits de la solidarité
J’ai toujours été militant, d’aussi loin que je me souvienne, ayant grandi dans une famille ouvrière, syndicaliste et engagée en politique à gauche – et pas seulement en paroles.
Je me suis orienté en travail social parce que cette profession se rapprochait le plus de ce que je croyais devoir accomplir d’utile en gagnant ma vie et éventuellement celle de ma famille. Je ne savais pas dans quel milieu j’allais aboutir. Dans ma carrière, beaucoup de mes préjugés sont tombés sur les milieux de travail, sur les gens que je croyais aider, et j’ai fait de belles découvertes, souvent insoupçonnées, sur les milieux, les clientèles, sur les autres, et sur moi-même.
C’est bien souvent malgré moi, et tout au long de ma carrière, que je fus placé devant des dilemmes éthiques posés par certains gestionnaires à la vision étroite ou par les décisions gouvernementales injustes. Ces dilemmes, je les ai résolus en faisant ce que je croyais être la meilleure chose à faire pour défendre la mission de l’établissement, mon indépendance et mon intégrité professionnelles, ou les intérêts de ma clientèle. Cela m’a valu la plupart du temps des menaces de congédiement et des sanctions disciplinaires. Dès ma première affectation, j’ai été averti que ma période de probation serait difficile à passer parce que je m’opposais à l’intervention unilatérale du directeur de l’établissement que je représentais sur une table de concertation. Plus tard, on a même aboli mon poste au moment où je contestais une description de fonction que je considérais en violation de la convention collective. Il m’est arrivé de dénoncer l’utilisation de budgets qui étaient destinés au traitement des clientèles, mais qui se perdaient dans les dédales administratifs. J’ai passé des mois en suspension en attente d’un arbitrage avec la crainte d’ouvrir mon courrier ou de répondre au téléphone, et avec l’anxiété qui avait parsemé mon corps de boutons.
Je n’ai jamais couru après les problèmes. Mais on dirait que j’étais souvent placé dans des situations inacceptables, des dilemmes éthiques, des conflits d’intérêts devant lesquels je ne pouvais rester insensible. Parfois, je me disais qu’il aurait mieux valu rentrer dans les rangs et se la fermer pour avoir la paix. Mais j’aurais eu honte d’encaisser mon chèque de paye. Tout compte fait, seule la solidarité m’a permis de traverser ces épreuves sans me décourager. Une fois, une dizaine de mes collègues sont allés demander au patron de subir la même suspension qu’on m’avait servie pour avoir dénoncé certaines pratiques dans les médias. Car ils se disaient aussi « coupables » que moi vu que je n’étais que leur porte-parole.
Partout, ceux qui dérangent sont pointés du doigt, stigmatisés et réprimés. C’est souvent une conséquence du militantisme. Mais il n’y a pas que ces inconvénients. Le militantisme ouvre la porte au changement, à la transformation des milieux, de la société. La solidarité crée des liens et des amitiés plus fortes que la peur et la répression.
Le militantisme est une affaire collective et non une entreprise individuelle. Aussi, c’est certain qu’il faut savoir faire une bonne lecture de son environnement de manière à bien choisir ses combats, ses armes, ses alliances, ses stratégies et tactiques de lutte, et le bon moment pour agir, etc., pour ne pas y laisser sa tête sur la bûche inutilement. Surtout, on ne se lance pas dans des batailles improvisées ou en solitaire. Quand on n’est plus là pour se battre, ça n’avance en rien la cause.
Aussi, un aspect très important : je me suis assuré que l’on ne me prendrait jamais en défaut sur ma prestation de travail et je n’ai jamais volé une minute ni un seul crayon à mes employeurs. C’est une question d’intégrité. Je savais aussi que la moindre coche mal taillée devient un prétexte au congédiement d’une personne dérangeante. Je pourrais vous donner des noms… Mais je tiens surtout ça de mon père que j’ai vu travailler et militer dans les mines d’amiante où je travaillais l’été comme étudiant. Il se faisait un point d’honneur de faire du bon travail même s’il était exploité pour le faire. Il luttait contre l’exploitation des travailleurs, mais sans déshonorer son travail.
La fidélité à ses valeurs et à ses principes rapporte à long terme
Il y a de ces retournements de l’histoire parfois. Un jour, je fus puni pour avoir défendu un point de vue qu’un an plus tard un nouveau directeur me libérait pour aller le défendre et en faire la promotion. Une autre année, je dus quitter un Centre où je travaillais, escorté des agents de sécurité, car on me suspendait pour enquête, après avoir remis en question une décision discutable d’un gestionnaire – je fus blanchi par mon ordre professionnel. C’était de l’intimidation. Dix ans plus tard, je revenais dans le même établissement comme directeur… Les personnes qui avaient été des témoins silencieux de mes souffrances, et qui y travaillaient toujours, en étaient quelque peu gênées. Moi, j’étais heureux de ne pas leur en avoir voulu à ce moment-là et d’avoir plutôt eu de la compassion et de l’empathie envers des gens qui m’avaient déçu peut-être, mais qui, au fond, craignaient les représailles.
J’ai travaillé 35 ans en santé et services sociaux, 25 ans comme ts, et 10 ans comme directeur (toujours membre de l’ordre des ts). Même pendant ces 10 années, j’ai encouragé mon personnel à faire évoluer le cadre, à bousculer les pratiques – j’ai parfois dû déranger les vieilles habitudes. Je me suis assuré que mon équipe d’organisateurs communautaires (intervention collective) relève directement de la direction afin de leur donner la possibilité d’influencer les décisions. En utilisant la marge de manœuvre de mon poste de cadre, j’ai favorisé un espace de liberté, de créativité et de changement, non sans difficulté parfois devant certains de mes subalternes ou collègues conservateurs qui ne voyaient pas d’un bon œil mes positions, mes décisions et mes engagements. Certains m’ont même dénoncé, tellement il leur apparaissait anormal de voir un directeur avec une orientation progressiste, voire socialiste. Je ne pouvais pas m’attendre à ce que tous mes collègues-cadres supérieurs soient socialistes comme moi, bien sûr. Mais j’aurais aimé qu’ils soient plus courageux. Je le dis au masculin, parce qu’il y avait des courageux, mais il y avait surtout des courageuses.
Je n’ai pas fait de miracle. J’ai aussi fait des erreurs. Il m’est arrivé de vouloir aller trop vite et d’escamoter la convention collective que j’avais pourtant tellement défendue comme syndicaliste. Ça m’a pris plus d’énergie à corriger cette erreur que si j’avais fait la bonne chose au départ. J’ai parfois dû prendre des décisions difficiles, mais mon équipe savait dans quelle direction je voulais que nous allions et quel sens je proposais de donner à cette aventure. Je peux dire qu’il y avait de la confiance au sein de mon organisation, même chose avec les organismes de la communauté avec qui nous avons développé un partenariat. Un Conseil des partenaires, une instance démocratique, élective, représentant les 95 organismes du milieu et reliée directement au C.A. de l’établissement, en co-responsabilité populationnelle des trajectoires de service et dans la gestion des budgets de santé publique. Pas besoin de vous dire que la contre-réforme Barrette de 2015 a fait sauter cette structure « inutile » à ses yeux.
Durant tout ce parcours, je ne me suis jamais senti aussi près de la pratique du travail social.
Au final, un.e militant.e intègre, ça appelle le respect de tout le monde, même de la part de ses adversaires. Un directeur avec qui j’ai eu pendant une dizaine d’années de nombreux différends en tant que représentant syndical m’a dit un jour, alors qu’il prenait sa retraite : « on m’a souvent poignardé dans le dos, mais j’ai toujours su que ce n’était pas toi, car tu m’as toujours fait face et je t’en remercie ».
Pour moi c’est aussi pertinent de s’engager dans une institution que dans un organisme communautaire. Ce qui change c’est le contexte qui fait que l’on ajuste les stratégies et tactiques de lutte. Au final, on choisit le milieu où l’on va pratiquer selon ce que l’on préfère pour mille et une raisons.
On peut choisir de militer ou pas. Dans son milieu de travail ou pas. Et ça n’enlève rien ou n’ajoute rien à la qualité de notre travail ou de notre personne. Mais on est intègre ou on ne l’est pas. Point. Et dans les deux cas, il y a des conséquences à court, moyen et long terme, à être ou ne pas être intègre.
Je préfère de loin les conséquences, parfois souffrantes, mais combien satisfaisantes, de l’intégrité.
Pierre Dostie, travailleur social
Chargé de cours à l’Unité d’enseignement en travail social, UQAC
Ancien Directeur des clientèles en Dépendances, Santé mentale, Enfance-jeunesse-famille, et Santé publique au CSSS de Jonquière, Québec.
[1] Sur ce plan, je dirais que mes habiletés en travail social, et plus spécifiquement en intervention collective, m’ont été plus qu’utiles, notamment lors du processus de rassemblement et d’unification de la gauche québécoise qui a conduit à la fondation de Québec solidaire, et dans lequel j’ai été étroitement impliqué.