
Pierre Dostie
Aussi longtemps que je me souvienne, je n’étais pas très inspiré par les rôles sociaux stéréotypés dévolus aux hommes et aux femmes. Mon père était le seul pourvoyeur d’une famille de huit et il se tuait à petit feu à faire du temps supplémentaire dans une mine d’amiante. Je me disais que ce devait être lourd sur ses épaules, la survie de la famille. Ma mère ne travaillait pas, elle avait trop d’ouvrage, comme disait Yvon Deschamps, avec la marmaille à s’occuper, à éduquer, la bouffe à préparer et la maison à tenir. J’avoue qu’à l’adolescence, je n’aspirais à ni l’une ni l’autre de ces conditions.
Je suis né en 1955. C’étaient les conditions sociales de l’époque. Mes sœurs et moi avons néanmoins été élevés dans des valeurs familiales de justice et d’égalité. Étant le seul garçon, j’ai bénéficié de certains privilèges dont celui d’avoir ma chambre à moi alors que mes sœurs devaient partager la leur. Aîné de la famille, j’ai appris à faire les tâches ménagères et à prendre soin des jeunes enfants. Je n’ai jamais eu l’impression de perdre une partie de ma masculinité pour autant.
À l’école, dans les années 1960-70, les gars étaient rudes entre eux, en compétition. Souvent violents et humiliants avec les plus faibles d’entre nous, et avec les filles. J’ai développé mon humour pour m’éviter les foudres des plus baveux, mais je regrette mon silence devant la violence gratuite ou les injustices qu’ils ont pu faire subir à certains, avec ma complicité active ou passive.
Si la vie de mâle dominant paraissait remplie de privilèges, en réalité, je crois qu’elle ne faisait pas l’envie de la majorité de mes amis.
Il faut reconnaître que le mouvement féministe a grandement contribué à l’avancement des femmes et des hommes, ainsi qu’au bien-être des enfants. Nos parents ont évolué avec la société. Malgré leurs moyens limités, ils ont encouragé mes sœurs à prendre la place qui leur revient dans la société.
S’adapter à l’autre, puis changer pour son bien-être
J’ai été politisé très jeune à la question nationale québécoise et à l’exploitation des travailleurs. Je n’étais pourtant pas tellement conscient des inégalités entre les hommes et les femmes. C’est lorsque j’ai milité dans le mouvement étudiant et plus tard dans les mouvements sociaux (syndicaux et populaires) que j’ai pris brusquement conscience du statut d’infériorité des femmes et du rapport de domination qu’elles vivent. Au plus fort du mouvement féministe des années 1970-80, mon style de militantisme guerrier en a pris un sérieux coup, fort heureusement. À travers les nombreuses assemblées, réunions, événements, nos consœurs nous ont douloureusement confrontés à nos attitudes qui contribuaient à les intimider, les inférioriser, les effacer. Le plus souvent inconsciemment, il faut le dire conditionnés à nos rôles appris. À la différence que les femmes, elles, en avaient pris conscience et ne l’acceptaient plus. Mais nous, les gars, on s’est ajusté peu à peu, sans véritablement nous questionner sur les méfaits des stéréotypes masculins sur nous-mêmes. Et pourtant, ces méfaits sont nombreux aux plans du social, du développement personnel et de la santé.
C’est plutôt par un choix volontariste que je me suis engagé au début dans la recherche de rapports égalitaires avec les femmes. Avec le désir tout aussi réel que maladroit d’établir des rapports respectueux et harmonieux avec les femmes. Un peu aussi pour sauver ma peau au début. De la même façon que mon sens de l’humour m’avait été utile devant la violence des mâles dominants de l’école, paraître comme un « homme rose » selon l’expression de l’époque me plaça pour un temps à l’abri de certaines critiques. Mais tôt ou tard, on a rendez-vous avec soi-même. Aujourd’hui je vois cela plutôt comme une étape dans mon cheminement.
L’intervention auprès des hommes et ses limites
En 1982 j’entrai au CLSC comme intervenant social. Tout au long de ma carrière de presque 35 ans, j’ai eu le privilège d’intervenir principalement auprès des hommes, vivant toutes sortes de difficultés : séparation, dépendance, violence, déficience physique, etc. Au début de ma carrière, la crise de la trentaine me conduisit à joindre un groupe d’hommes, ce qui allait devenir éventuellement le Réseau Hommes Québec animé par Guy Corneau à ses débuts. De plus, avec un collectif, nous avons travaillé à la mise sur pied du centre l’Auton’hommie de Québec. À cette époque, je me considérais moi-même comme un homme en recherche d’équilibre et de repères pour cheminer dans son développement, autant que comme un intervenant. De toute façon, j’étais en début de carrière et j’avais, malgré mes prétentions, tout à apprendre, tant dans ma vie personnelle que professionnelle. Heureusement, j’ai participé à ces collectifs pendant plusieurs années et je reconnais aujourd’hui que ce fut pour mon plus grand bien.
Je me souviens aussi des cours prénataux auxquels j’ai participé avec ma conjointe de l’époque. On faisait faire les mêmes exercices aux futurs papas qu’aux futures mères, pour le bassin, pour le périnée, la respiration, etc. Question de partager le vécu et de bien accompagner le moment venu. Ce n’est que plus tard que l’on se préoccupa graduellement du vécu des pères, en favorisant des échanges sur leurs appréhensions devant la paternité qui approchait. Quelle surprise d’apprendre que les gars craignaient de ne pas avoir les compétences pour prendre soin des enfants, que leur incompétence était socialement présumée, et que la compétence présumée des femmes à cet effet était bien souvent surfaite.
L’intervention auprès des hommes était surtout le fait de femmes, bien intentionnées, mais souvent à partir des préoccupations et besoins de celles-ci, et non pas à partir du vécu des hommes. Les chercheurs de l’époque ont constaté combien « la demande d’aide des hommes » était ignorée et combien l’ « offre » de services les rejoignait bien peu.
À travers l’intervention offerte aux hommes, on leur venait en aide bien indirectement, et pas tellement par et pour les hommes, ni dans une perspective de réappropriation d’une saine masculinité.
Changement de paradigme
Vers 1985, nous nous sommes séparés, la mère de mes trois enfants et moi. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que la féministe que j’avais côtoyée, refusait, ne serait-ce que d’envisager le partage de la garde des enfants. J’ai dû me limiter aux droits de sortie pendant la première année tout en dénonçant l’injustice qui m’était faite. J’ai découvert que j’avais aussi des gains comme homme et père à obtenir dans la lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Mais paradoxalement, c’est en prenant le temps d’échanger avec la mère de mes enfants sur ce qui la motivait à refuser le partage de la garde que j’ai compris que ce n’était pas relié à mon incompétence présumée, ni à son égoïsme, mais bien à la pression sociale qu’elle ressentait fortement, y compris dans sa famille, à l’effet qu’ « une mère n’abandonne pas ses enfants », même la moitié du temps. J’ai fait alors une énorme prise de conscience de la puissance des conditionnements sociaux et de leurs injonctions. J’ai commencé à percevoir la lutte pour l’égalité des genres non plus comme une « guerre des sexes », mais comme une alliance pour lutter ensemble contre l’inégalité, et pour des rapports respectueux et harmonieux. Comprendre les sentiments et la motivation de l’autre derrière ses actions, et trouver un espace d’humanité partagée nous a conduits, dans notre cas, à une garde mieux partagée. Sans trop en être conscient à ce moment-là, je me rends compte aujourd’hui que s’il avait été nécessaire de défendre mon droit à la garde partagée, à un certain moment j’ai déposé mon armure de guerrier pendant que mon ex-conjointe surmontait ses injonctions, et nous avons finalement gagné une bataille ensemble, dans le meilleur intérêt de notre famille.
Une saine masculinité en émergence
Dans ma carrière de travailleur social, j’ai rencontré des centaines d’hommes. De tous les styles. J’ai pu sentir, par-delà leur apparence et leur façon de s’exprimer, leur désarroi, leur peine, leur colère, et le désir de grandir, de sortir du moule qui les asphyxie. Et sans compter l’absence ou la rareté des modèles inspirants pour ce faire. J’en ai vu des hommes non pas seulement changer, mais se transformer véritablement. Avec ou sans aide professionnelle. J’ai vu aussi arriver de nouvelles générations de jeunes hommes qui acceptent normalement de composer avec les femmes d’égal à égal, et de s’impliquer avec les enfants à leur façon. Sans trop d’idées préconçues.
En quarante ans, nous avons fait bien des progrès au niveau des droits des femmes, mais elles font encore face à de nombreux obstacles à leur égalité économique, politique et sociale, et à leur sécurité. On est loin de l’ère post-féministe. Ce qui a changé aussi, c’est la reconnaissance de la diversité de genre et de la diversité dans tous les domaines de la société. Certaines représentations de cette diversité peuvent sembler agaçantes pour plusieurs, mais il demeure que la diversité et la liberté de choix et d’expression sont un bienfait pour notre société et pour chacun et chacune de nous.
Le mouvement « Moi aussi » et le procès du violeur de Gisèle Pélicot en France nous ont rappelé qu’il existe encore une culture du viol qui se cache, même dans nos jokes plates, par exemple.
Chez les hommes, l’on retrouve aussi de plus en plus une diversité de styles et de modèles. On a longtemps valorisé la force chez les hommes et la vulnérabilité chez les femmes. L’on expérimente maintenant que ces deux valeurs sont importantes pour tous et toutes. Il y a toutes sortes d’arrangements en matière de relations amoureuses et de familles. On retrouve encore des couples dont le partage des tâches et responsabilités correspond aux modèles traditionnels. Ce qui compte à travers toute cette diversité, c’est la liberté et la possibilité économique et sociale réelle de faire des choix, et le consentement réellement éclairé. Ce n’est certes pas toujours le cas. Il est peut-être là le véritable problème pour un bon nombre.
Le ressac
Depuis quelque temps, les médias nous parlent de certains hommes qui sont même nostalgiques de l’époque du mâle dominant pourvoyeur et protecteur, et de la femme soumise. Un modèle qu’on aurait intérêt à rétablir au niveau de l’ensemble de la société, selon eux. Certains collectifs masculinistes entretiennent pour leur part une rancœur particulière envers les féministes. Ces phénomènes méritent qu’on s’y attarde. Et surtout, que des hommes en fassent une réflexion collective. Et, comme le disait Patrick Duquette dans les Coops d’information, celle-ci devrait commencer par les mots : « comment ça va ? ». La recherche des sentiments vécus et des motivations derrière ce mouvement me paraît essentielle pour le comprendre et y apporter une réponse.
Qui s’intéresse à l’éducation différenciée selon les genres, à la réussite scolaire des garçons qui tire de l’arrière ? Qui travaille à valoriser le rôle des hommes dans les soins à la petite enfance et l’enseignement primaire et secondaire ? À leur taux de suicide plus élevé, à leur plus courte espérance de vie, à leurs tentatives de suicide dissimulées derrière leur conduite dangereuse ? Est-ce que notre société porte autant d’attention à encourager les métiers non traditionnels chez les hommes que chez les femmes ?
Bien sûr que les lois doivent s’appliquer en matière de violence conjugale. Mais ne devrions-nous pas intervenir davantage en profondeur pour aider ces hommes à s’affranchir de cette dynamique d’agresseur, et surtout à la prévenir, autant qu’on le fait ou devrait le faire pour les victimes ?
Et tous ces problèmes des hommes ne sont-ils pas reliés au modèle de mâle dominant dont on est loin de s’être défait, et qui est encore loin d’être remplacé ? La soi-disant crise de la masculinité ne viendrait-elle pas du fait qu’on a seulement placé le mâle dominant dans la garde-robe en oubliant que c’est lui-même qui doit se transformer, en s’ajustant au début peut-être, mais en se réappropriant graduellement sa vie d’homme telle qu’il l’a peut-être toujours souhaitée au fond de lui ? Et, se pourrait-il que ce soit là une démarche collective à peine amorcée, aussi laborieuse que le fut jusqu’ici le féminisme pour les femmes, et qui est encore loin d’être terminée ?
L’intervention auprès des hommes a-t-elle évolué depuis 40 ans ? Est-ce qu’on y retrouve davantage d’hommes intervenants qu’avant ? Est-ce qu’on est plus attentif à la demande d’aide des hommes, à leur langage, à leur culture, et aux modalités d’intervention qui leur conviennent mieux ?
Le phénomène du retour au mâle dominant me fait penser au Make America Great Again (MAGA) et à l’élection de Trump. Il faut voir cela comme une sorte de ressac, un symptôme d’un mal systémique qu’il ne faut pas se limiter à juger de prime abord. Aux États-Unis, Bernie Sanders a dit que les électeurs ont voté pour Trump parce que les Démocrates ont laissé tomber la classe ouvrière et que Trump a su capter sa colère, même si ce n’est pas objectivement dans l’intérêt du peuple. Certains hommes voient dans le retour aux rôles traditionnels de domination un moyen de revenir à des valeurs perdues, ce qui n’est pas ici non plus dans l’intérêt de qui que ce soit.
Les hommes qui se mobilisent collectivement ne le font pas toujours pour leur bien-être et celui de la société. On le voit bien avec ces collectifs de « mâles alpha ». C’est pourquoi il est plus que le temps pour les hommes de bonne volonté de réfléchir collectivement sur ce qui leur arrive, et sur ce que signifie vivre au masculin aujourd’hui, et demain. Renoncer à dominer l’autre, les femmes en particulier, n’est en réalité qu’un premier pas. Un univers d’exploration et de découvertes de soi et des autres devient possible, mais cela ne va pas de soi. Le mouvement féministe est plus que jamais nécessaire pour l’avancement de l’ensemble de la société. Néanmoins, le bien-être des hommes dans une saine masculinité nécessite que ceux-ci dépassent le stade de la réaction ou de l’ajustement et qu’ils s’engagent dans une démarche personnelle et collective d’appropriation de leur identité et de leur rôle. Les gars, on a du pain sur la planche !